Revue 3ème Millénaire - Entretien avec Somasekha

 

L’espace du regard

 


Question : Est-il possible de changer ?


Réponse : Le changement est la nature même de l’existence.

Sans transformation, sans mouvement, il n’y aurait pas de vie.

Ainsi, tout change d’instant en instant. Mais on ne le réalise pas. On ne le voit pas clairement.


Ce manque de vision nous entraîne à chercher le bonheur dans ce qui est transitoire.

Il nous amène à nous identifier et nous attacher à ce qui ne dure pas : biens matériels, relations

et expériences agréables ou désagréables, pensées et émotions jugées positives ou négatives, etc.


Nous devons dès lors, déployer toujours plus d’efforts, pour nous approprier et maintenir un bonheur

qui n’a de cesse de nous échapper. Et nous devons nous protéger de ce que nous redoutons afin de nous sentir en sécurité, à l’abri de la souffrance.


Nous demeurons toujours ainsi, dans le manque et la frustration, la tension et le conflit.

Il y a toujours un vide, une incertitude à combler ; un problème à résoudre ; un combat à mener.

Nous ne parvenons pas en définitive à être réellement sereins et heureux.


Pourtant, lorsque nous réalisons profondément que tout change et qu’il est impossible de trouver une satisfaction permanente et un bonheur total dans le monde de l’éphémère, nous changeons naturellement d’orientation. Notre fascination pour les apparences évanescentes de la vie commence à vaciller et nous nous interrogeons sur l’essence d’un bonheur véritable, réel et permanent.



Question : Je vois ce qu’est ce vacillement, ce moment qui est le début d’une recherche intérieure. Je vois de plus en plus mon identification à mes pensées, mes croyances, et en le voyant quelque chose se relâche. C’est comme si mon centre de gravité descendait dans mon corps, quittait ma tête, et j’ai une impression vraiment différente de moi-même. Le désir de changer, finalement, vient de ce goût qui paraît à chaque fois nouveau. Mais bientôt je suis repris par la vie. Et là, je vois que ça ne veut plus changer !

C’est une oscillation entre deux états, et quelque chose manque pour aller plus loin. Que faire avec cela ?


Réponse : La réponse au bonheur doit être en effet, trouvée en soi.


Si l’on accepte de se rencontrer véritablement ; si l’on accepte de se regarder un instant, sans attente particulière, on se découvre pour la première fois. On perçoit alors tout ce qui s’élève en nous :

pensées, émotions, sensations, perceptions, etc.


Toutes ces manifestations nous perturbent tant qu’on s’y identifie ; tant qu’on n’en reconnaît pas la nature. On croit qu’elles sont réelles et nôtres. On se les approprie. On cherche du coup à les manipuler en repoussant celles qui nous font peur et en essayant de retenir celles que nous aimons.

On veut ainsi contrôler les choses et les changer de façon volontaire, arbitraire, car on est identifié à un fantôme : celui de l’égo qui n’est pas satisfait du présent, qui n’est pas heureux avec ce que la vie lui propose.


Donnons un exemple, si vous êtes en colère, vous pensez : " je suis en colère " et vous vous laissez emporter par elle.

Vous êtes identifié à l’émotion et à l’histoire qu’elle vous raconte. Vous en souffrez et vous la jugez comme étant négative.

Vous vous jugez et vous vous culpabilisez. Vous tentez alors de la supprimer d’une manière ou d’une autre, soit en l’extériorisant, soit en la refoulant.

Toutefois, si vous acceptez d’accueillir la colère telle qu’elle est, sans la juger ni vouloir la transformer ou l’éliminer ;

si vous êtes simplement présent à l’émotion, sans rien en faire, vous vous apercevez qu’elle s’apaise et se libère d’elle-même.

Elle est comme la vague qui s’élève, puissante, et finit par retomber naturellement dans l’océan.

Vous réalisez alors que l’émotion n’était pas si réelle, si tangible. Pas plus que la fascination que vous aviez pour elle.

Elle était finalement sans substance véritable, semblable à un mirage, à un rêve, à un nuage qui passe dans le ciel.

 

Puis, vous prenez conscience qu’il en est ainsi de toute émotion, de toute pensée et de toute chose.

Un relâchement, un lâcher prise s’opère alors ; la détente est là.

Vous vous détendez dans ce qui est là, dans l’instant.

Vous vous ouvrez pleinement à la vie telle qu’elle se présente.

Vous vous ouvrez à toutes ses expressions.

Vous reconnaissez qu’il est nul besoin de les contrôler, de les combattre ou les entretenir car tout change, s’alchimise de soi-même dans l’équilibre et l’unité.


Toutes les expressions sont libres d’être. Les pensées, les émotions, les sensations, etc. ;

tout en nous est libre d’être.


On réalise alors que tout a toujours été libre ;  qu’il n’y a en fait pas de "penseur" derrière la pensée, derrière la perception ;  pas plus qu’il n’y a quelqu’un pour s’y identifier.

La dualité entre "celui qui perçoit et ce qui est perçu" s’efface.


Un espace ouvert et sans limites se dévoile.

Cet espace indéfinissable est la Conscience radieuse et infinie.

La Conscience est Ce que nous sommes. Elle est notre nature véritable.

Elle est notre Cœur de silence. Notre Cœur d’amour.

En elle, jaillit la Vie.


Elle est la matrice intemporelle dans laquelle se déploie toutes les manifestations éphémères de la vie. Elle est le miroir inaltérable sur lequel se reflète la danse lumineuse des pensées et des mondes.


Pensées et manifestations de vie sont ainsi indissociables de la conscience.

On ne peut les séparer comme on ne peut dissocier les vagues de l’océan.

Chacune d’elles nous invite à retrouver notre source originelle.

Chacune d’elles nous permet de reconnaître Ce que nous sommes.


Nul besoin dès lors de privilégier une pensée, une manifestation plus qu’une autre.

On n’oscille plus d’un état à un autre car on réalise que tout est la conscience.

 

Question : Vous évoquiez le fait de rester présent à l’émotion, et je ressens cela comme fondamental. Mais je vois aussi qu’une chose m’est nécessaire dans la vie quotidienne : revenir autant que possible à la sensation corporelle. C’est comme si cela éveillait en moi une forme d’attention qui me permette d’être là, ou au moins plus présent qu’ordinairement, au moment où un événement arrive. Par exemple, on me reproche une attitude, ou de ne pas avoir agi correctement et beaucoup de réactions négatives montent en moi (vous parliez de colère !). L’importance de rester avec ce qui se présente, sans partir dans la réaction, apparaît alors. Et c’est d’ailleurs difficile tant mes conditionnements sont forts et me poussent à réagir

(« c’est pas moi ! C’est pas de ma faute ! », etc.). Mais si je n’exerce pas une certaine disponibilité par le retour au corps, la réaction m’emporte. Moins je l’exerce et plus elle m’emporte.

Cela pose pour moi la question de l’exercice… Une façon d’exercer la présence, si l’on peut dire,

est-elle pour vous nécessaire, même temporairement ? Ou est-ce illusoire ?


Réponse : Dans l'agitation du quotidien, vous pouvez ressentir le besoin de vous "recentrer"

en revenant par exemple, à la sensation corporelle ou à la respiration.

Cet exercice d'attention et de présence peut s'avérer utile, pour un temps, pour retrouver une certaine forme de sérénité.


Toutefois, cette pratique a sa limite car elle est une façon de refuser une partie de la réalité et de garder le contrôle, de se protéger.

C'est une manière d'éviter de s'abandonner à la vie ; à son jeu libre et spontané ;

à son intelligence et son cœur de vérité.


Pour reprendre votre exemple : lorsqu'un événement survient et qu'il vous trouble ;

qu'il éveille en vous toutes sortes d'émotions et de réactions qui vous dérangent ;

Simplement regardez ;  regardez directement, sans juger ; regardez d'un coeur ouvert ;

regardez la situation ; la résonance qu'elle a sur vous ; l'impact de certaines paroles, l'incompréhension et la colère qui s'élèvent ; la réaction qui vous emporte, etc.

Voyez tous ces jeux, ces mouvements, ces images et pensées, de la même façon que vous contemplez les reflets éclatants sur un miroir.

Voyez que tout cela se déploie en vous, dans l'espace ouvert et naturel de votre Regard ;

Ce regard toujours présent et insondable est la Présence éternelle.

On ne peut l'obtenir ; on ne peut s'y exercer ; on ne peut la perdre ;

Car elle est Ce que nous sommes.